Claude NICOLET

Le site de

Hubert_VdrineJe vous recommande vivement la lecture de cet entretien qu' Hubert Védrine vient de donner au site canadien Le Devoir.com

Alors que la cote de crédit des pays de la zone euro pourrait être dévaluée, l'Europe est sous pression et la crise s'éternise. Il aura fallu les crises irlandaise, portugaise et grecque, toutes déclenchées par celle du système financier américain, pour que la zone euro découvre la faille qui s'était glissée dans sa construction: l'absence de gouvernement économique et de convergence budgétaire. Alors que l'Union européenne sort d'un énième «sommet de la dernière chance», l'ancien porte-parole de François Mitterrand, secrétaire général de l'Élysée et ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac (sous Lionel Jospin), Hubert Védrine, porte un regard acéré sur les causes et les conséquences de cette crise. Ce petit-fils d'un maître verrier, qui a d'ailleurs réalisé les vitraux de l'église Notre-Dame de Montréal, est un pragmatique. Selon lui, la crise exige des mesures urgentes plus qu'une révision constitutionnelle.

Il a surtout en horreur les idéologues fédéralistes qui tentent de profiter de la crise pour dépouiller les nations européennes de leur souveraineté. Si demain l'Europe survit, dit-il, ce ne peut être qu'avec les peuples souverains qui la composent.

Comment expliquez-vous cette interminable crise qui dure depuis bientôt deux ans?

Cette crise n'est pas une crise de l'euro, qui est d'ailleurs toujours surévalué, c'est une crise dans la zone euro. Elle a à la fois des causes américaines et européennes. La cause américaine, c'est l'effondrement du système financier devenu fou que nous avons pris de plein fouet. Les gouvernements ont dû sauver le système financier et se surendetter alors qu'ils l'étaient déjà trop. Depuis une trentaine d'années, le salaire médian aux États-Unis a stagné. On a fait sauter toutes les règles de prudence en matière d'endettement pour que la machine à consommer continue à tourner. Ce fut le choix historique du libéralisme. En Europe aussi, les dépenses publiques et notamment sociales ont été financées sur déficit depuis trop longtemps.

Ces crises ont posé deux problèmes graves à l'Europe, auxquels elle n'avait pas prévu de réponses: qui décide dans la zone euro et quelle politique y mène-t-on?

Historiquement, Mitterrand avait obtenu la création d'une monnaie unique au lieu d'une zone mark. Il avait accepté en échange que cette monnaie soit gérée à l'allemande et qu'on ne connaisse plus jamais l'inflation de Weimar. Le troisième round n'a jamais eu lieu. La France avait proposé un gouvernement économique et les Allemands avaient dit non, refusant l'intervention de l'État dans la conduite de l'économie. Grâce à l'optimisme d'alors, à un peu de légèreté et à la croissance, on a vécu là-dessus jusqu'à l'affaire grecque. La crise a révélé une insuffisance, mais elle n'a pas été déclenchée par une crise interne à la zone euro. Le seul surendettement n'aurait jamais provoqué la crise que nous connaissons. La preuve, c'est que l'euro est toujours surévalué, signe que les fondamentaux économiques de la zone sont excellents, ou moins malsains que ceux des économies américaine ou japonaise. Reste que l'Europe n'a pas décidé jusqu'où elle était solidaire ni comment dompter les marchés. Je dis «dompter» et non pas «rassurer», car ces marchés ne sont pas un rassemblement de vieilles personnes inquiètes, mais un marécage de crocodiles qu'il faut dompter.

Votre ancien collègue Jacques Attali dit que le sort de l'euro va se jouer d'ici Noël.

Attali est un prophète apocalyptique. Je ne veux pas avoir l'air désinvolte. La situation est extrêmement grave et l'on ne peut rien exclure, y compris les scénarios les plus extrêmes qu'étudient les banques anglaises ou américaines avec délectation. Mais, au fond de moi-même, je ne crois pas à la disparition de l'euro, car l'Allemagne a un intérêt absolu à son maintien. L'Allemagne fait les deux tiers de son excédent commercial en Europe, pas en Chine, malgré tout ce qu'on nous raconte. Quels que soient la lourdeur de leur système, le formalisme de leur démocratie, leur position idéologique, au bout du compte, les Allemands sont obligés de bouger. On a trop annoncé depuis des mois que c'était le sommet de la dernière chance. Il y a un peu d'hystérie dans tout ça.

Y a-t-il des pays qui n'auraient pas dû rentrer dans la zone euro?

Oui, avec le recul, on aurait sans doute dû, non pas refuser l'entrée de certains, mais subordonner cette entrée à un processus de mise à niveau. Comme on fait en matière d'adhésion. Curieusement, on n'a pas appliqué à l'entrée dans la zone euro les calendriers qu'on applique à l'entrée dans l'Union. La Grèce et quelques autres seraient entrés quelques années plus tard. À l'époque, il y avait beaucoup d'optimisme, et de la croissance. Les sources statistiques n'étaient pas très fiables et peut-être que certains ne cherchaient pas trop à ce qu'elles le soient. Il y avait cette campagne désagréable de la presse allemande qui disait: on ne veut pas des pays du Club Med. L'attitude politique aurait dû en être une de solidarité. Mais, même sans cette affaire grecque, il y aurait un problème.

Que faut-il penser de l'entente intervenue hier à Bruxelles? Que vous inspire cet accord qui prétend «refonder» l'Europe?

Ce sont des «mots-valises» qui peuvent convenir à tout le monde, mais qui finissent par créer des malentendus. Je n'ai jamais cru à une révision à 27. C'était impossible. La Grande-Bretagne était obligée de poser des conditions telles que ça ne pourrait pas marcher. La révision «à 17» était elle-même périlleuse. D'où la solution: un accord ad hoc, intergouvernemental, comme Schengen à 17 ou à plus. En revanche, les demandes allemandes étaient critiquables sur plusieurs points. Je comprends que l'Allemagne ne veuille pas avoir à payer pour tout le monde sans contrôle et sans fin. Mais, pour éteindre un incendie, faut-il se lancer dans une révision constitutionnelle qui sera beaucoup plus compliquée et plus longue que ce qu'on dit? Sur le fond, il y a déjà les critères de Maastricht, le pacte de stabilité, le pacte de compétitivité, le paquet législatif du Parlement européen, l'accord du 26 octobre! On a assisté à une surenchère, comme si madame Merkel était obligée d'en rajouter tout le temps pour rassurer son opinion publique récalcitrante, le Bundestag et la cour de Karlsruhe. On peut le comprendre, mais il y a tout de même un décalage frappant entre la nécessité d'une action urgente et un tel processus. Or cette action urgente, tout le monde le dit, serait que la Banque centrale européenne ne soit pas empêchée de jouer le rôle de prêteur en dernier recours. C'est ce que semble permettre l'accord de Bruxelles. D'autre part, pour être certains de ne pas payer pour tout le monde, les Allemands sont en passe d'imposer partout en Europe un système de rigueur stricte avec des contrôles de plus en plus automatiques. C'est organiser la récession en Europe, avec pour résultat que les pays ne sortiront jamais du surendettement! Aux États-Unis, le président Obama, le secrétaire au Trésor Tim Geithner et le Prix Nobel Paul Krugman le disent. Les États-Unis craignent que la zone euro entre en récession. Étrangement, dans toutes les discussions de ces derniers mois, ce sujet n'est pas apparu, sauf un mot (croissance) dans l'accord de Bruxelles. Le président Sarkozy n'a pas réussi à se saisir du levier qu'était la demande allemande de révision des traités pour imposer cette discussion. On aurait besoin que l'Allemagne — en particulier — relance la croissance au lieu de l'étouffer.

Restez-vous confiant dans la possibilité de convaincre l'Allemagne de l'urgence d'une intervention de la BCE comme prêteur de dernier recours?

Aux termes de l'accord, l'Allemagne ne devrait plus empêcher la BCE d'intervenir, si celle-ci estime qu'il faut faire plus. Son président, Mario Draghi, disait la semaine dernière qu'il attendait d'être sûr que les États avaient pris des engagements mutuels sérieux. C'est le cas maintenant. On va donc voir si la BCE est indépendante... de l'Allemagne. Si ce n'était pas le cas, l'accord de Sarkozy serait incompréhensible. Sinon, pourquoi accepter une révision des traités qui va créer la confusion dans toute l'Europe? Dans l'accord, je trouve tout de même que l'on paie cher le fait que l'Allemagne s'abstienne d'empêcher la Banque centrale de jouer son rôle.

Certains ne tentent-ils pas d'utiliser cette crise pour imposer une Europe fédérale? Laurence Parisot, la présidente du MEDEF, parle même des «États-Unis d'Europe», sa nouvelle «patrie».

Les États-Unis d'Europe, personne ne nous dit ce que c'est. Le mot est joli, mais c'est une comparaison idiote qui n'a aucun sens. Les Américains n'ont jamais eu à fusionner des nations, des langues et des pays différents. Personne n'a jamais fusionné de vieilles nations historiques. C'est une lubie nuisible qui nous fait perdre un temps précieux. Ses défenseurs cherchent à profiter de la crise pour imposer leur solution à tous ces «peuples imbéciles qui n'y comprennent rien». Car ils savent qu'ils n'y arriveront jamais par référendum. Jamais un parti politique ne se fera élire en proposant le fédéralisme européen.

Ce faisant, n'aggrave-t-on pas une crise démocratique déjà profonde?

Tous ces montages destinés à convaincre les peuples européens d'abandonner ce qu'ils ont préservé de souveraineté aboutissent à un système trop loin des gens qui brise le lien avec les électeurs. Il y a un vrai risque «post-démocratique» à nommer, par exemple, un ministre des Finances européen qui accepte les budgets nationaux. L'Europe, ce n'est pas que l'euro; historiquement, c'est aussi la démocratie. Il faut une zone euro efficace, mais qui reste démocratique. Le Parlement européen joue un rôle précieux, mais complémentaire aux nations. Jamais les Allemands n'accepteront qu'il remplace le Bundestag. Le mieux est ici l'ennemi du bien. Aujourd'hui, le défi, ce n'est certainement pas d'extirper les nations et de prêcher l'abandon de souveraineté. D'ailleurs, les peuples détestent cette idée. C'est à cause de ces débats qu'il y a tellement d'eurosceptiques. Les gens vraiment hostiles à l'Europe ne sont pas très nombreux. Mais il y a plein d'eurosceptiques qui pourraient se rallier à l'Europe si on leur démontrait que celle-ci n'est pas une machine à éradiquer les identités. Ils voudraient que l'Europe soit un facteur d'équilibre face à la Chine, par exemple. Si l'Europe est fondée sur le fait que c'est abominable d'être français ou espagnols et qu'il faut se fondre dans un grand magma européen, les peuples n'en voudront jamais. Ils ne sont pas xénophobes, mais ils n'en veulent pas. Vous comprenez ça très bien, vous, les Québécois!

L'Europe de l'énergie a explosé quand l'Allemagne a abandonné le nucléaire. Les Anglais ne veulent pas de l'Europe de la défense. Quel projet reste-t-il pour l'Europe?

L'Europe est un produit de la guerre froide. Monnet et Schuman, que l'on vénère comme des saints, étaient des atlantistes. C'est la paix qui a permis l'Europe et non le contraire, comme on le dit en permanence. Après, il y a eu le projet économique. Puis, la grande relance Mitterrand-Kohl et Delors. Après la fin de l'URSS, la seule idée commune de l'Europe fut de s'élargir. Mais ce n'était pas un projet en soi. Une fois à 27, on ne sait plus très bien pour quoi faire. Il y a des gens qui croient que c'est pour faire une société idéale, qu'il faut des législations partout pour améliorer la vie sociale, le sort des minorités, les droits de chacun, etc. Il y a ceux qui veulent un système de décision supranational supplantant les États nations. Mais les peuples sont contre. Cela met les élites dans une fureur affreuse. Et elles insultent les peuples en disant qu'ils sont archaïques, nationalistes, lepénistes, souverainistes. Et les peuples les envoient promener. Il existe un fossé qui se creuse entre les élites et les populations. Et les élites n'ont encore qu'une seule idée, c'est de donner toujours plus de pouvoir au Parlement européen et à la commission. C'est comme un ressort. La seule idée simple susceptible de réconcilier les élites et les populations, c'est de dire qu'on est plus forts ensemble que séparément pour défendre nos intérêts vitaux dans la bagarre multipolaire. Le monde n'est pas une gentille «communauté internationale» de boy-scouts. Il faut que l'Europe soit un pôle pour défendre ses intérêts vitaux, ses valeurs et ses principes. Tous les Européens acceptent cette idée. Et pour ça, on n'a pas besoin de délégitimer les pouvoirs nationaux. On a besoin de faire au niveau européen uniquement ce qui est mieux fait à ce niveau. Il faut arrêter cette guéguerre contre les peuples qui sont attachés à leur identité.

Nombreux sont ceux qui réclament le retour à un certain protectionnisme, disons, raisonnable. Qu'en pensez-vous?

Il ne s'agit pas de revenir au protectionnisme. Personne ne le souhaite. Il s'agit de se défendre de manière moins nigaude. Dans un de mes livres, j'ai dit que, si elle n'y prenait garde, l'Europe pouvait devenir «l'idiot du village global». Il faut agir au niveau européen pour ne pas être des idiots du village et défendre nos intérêts dans le monde. C'est un axe puissant. Alors que tout cet acharnement à construire l'Europe sur l'éradication, la négation et la ringardisation des nations ne marchera jamais. Les élites se trompent là-dessus. Et elles se trompent régulièrement. Regardez la panique qui s'est emparée d'elles lorsque Papandréou a parlé d'un référendum. Dans les commentaires des journaux, c'était une idée épouvantable. Le projet européen ne peut pas continuer si tous les dirigeants européens sont terrorisés par le simple fait de demander leur avis aux gens.

Par Christian Rioux, correspondant à Paris