Claude NICOLET

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Un film à Dunkerque, mais pas un film "sur" Dunkerque. Un film qui se situe dans la droite ligne des précédents de Christopher Nolan. Une intelligence puissante, celle d'un grand réalisateur qui poursuit une réflexion de grande ampleur à la fois sur le cinéma qu'il maîtrise et exerce avec talent et les hommes, l'homme, l'individu confronter à son destin, à une situation qui lui échappe totalement dans sa globalité et dans laquelle il doit trouver une part de liberté.

Dans l'ensemble de ses derniers films, en particulier Inception et Interstellar, la réalité s’emboîte en poupées russes. Le temps et l'espace sont découpés et vécus de points de vues différents mais finissent par donner un sens à ce qui peut apparaître comme l'accomplissement de la tragédie grecque. Tel Œdipe mettant tout en oeuvre pour que la prédiction de l'oracle de Delphes ne se produise pas, le destin doit s'accomplir parce que c'est la condition humaine et que les dieux le veulent ainsi. Plus les hommes s'y opposeront plus l'accomplissement du destin sera implacable.

Dans "Dunkerque", le même moment est découpé en différentes scène vécues par différents protagonistes. Soldats sur la plage, ou dans la cale des navires, officiers sur la digue d'embarquement, volontaires venant au secours des "boys", aviateurs dans leurs avions de chasse. L'articulation de ces différentes situations donnent l'intensité dramatique du film appuyé par une musique elle même personnage du film. Les décisions individuelles que prennent chacun des personnages (qui sont en réalité des principes) donnent sa signification au film.

Le pilote de chasse fait le choix d'abattre le bombardier allemand, pour sauver des naufragés, bien qu'il soit à cour de carburant alors qu'il sait qu'il ne pourra regagner l'Angleterre. Il plane alors au dessus de la plage de Dunkerque ou règne le chaos, mais dans le silence, avec sa volonté acharnée de faire sortir à la main son train d'atterrissage, il se pose et attend, seul, l'ennemi, en détruisant son appareil.

Le navigateur civil, avec son petit bateau comme des milliers d'autres, acceptent d'aller "vers l'enfer" pour "faire son devoir" et se bat avec un soldat anglais absolument terrorisé qu'il a repêché et qui n'est, lui, obsédé que par une chose: fuir.

Quelle place pour la liberté, le libre arbitre d'un seul homme, réduit à sa seule dimension d'individu quand tout semble s'effondrer autour de lui? "Survivre est déjà une victoire" nous dit la phrase qui résume le film de Christopher Nolan. La bataille de Dunkerque était l'exemple parfait pour servir pareille réflexion. L'arrière plan historique est connu. Plus de 400 000 hommes (essentiellement des Britanniques et des Français ainsi que des Belges et des Néerlandais), encerclés par l'armée allemande qui cherche une bataille d'anéantissement pour réaliser ses objectifs stratégiques, vaincre le Royaume Uni pour gagner la guerre à l'Ouest et liquider ensuite l'URSS.

Nolan ne s'intéresse que très modérément à cet arrière plan historique. Il ne faut pas s'attendre au "Soldat Ryan", à "Pearl Harbor" ou à "Stalingrad" pour les scènes de batailles". Dans "Dunkerque", elles ne servent pas à nous faire découvrir les derniers effets spéciaux. Pas de bombardements de la ville (rasée), la mort peut présente (40 000 morts en dix jours), rien sur le sacrifice héroïque de l'armée française qui a permis au réembarquement de se faire...Ce n'est pas véritablement son sujet. Il ne cherche pas une reconstitution historique ou un documentaire sur l'opération Dynamo. Son sujet c'est l"homme confronté à une situation exceptionnelle sur laquelle il ne peut rien et où il est dès lors confronté à lui même.

Il n'est d'ailleurs pas très tendre avec l'armée britannique qu'il symbolise en train de fuir (première scène du film) et les soldats français qui résistent. Le danger partout, invisible, puissant et dominateur, frappant de partout, du ciel, de la terre, de la mer et de dessous la mer (torpillages) comme les dieux se riant des hommes dans les cales des navires chavirant, brûlants et coulants. Comme ces soldats cachés dans la cale d'un chalutier abandonné, attendant le bon vouloir de la marée pour être à flot et sur lequel les mitrailleurs allemands s'exercent et tuent au hasard, le soldat français ayant revêtu l'uniforme britannique, se noyant et s'enfonçant dans le noir. Terrifiant symbole de la France aspirée par les abîmes.

Dans ce sauve qui peut, ou les hommes sont réduits à leur peur et à la terreur, les individus survivent mais leurs choix peuvent être déterminants. Pour eux mêmes mais aussi pour la collectivité. La patrie (comme collectif librement consenti et cadre de la liberté) a tout son sens et délivre toute sa puissance symbolique en s'opposant à la tyrannie) et Nolan ne tourne pas autour du pot puisque c'est ainsi qu'il appelle l'ensemble des petits navires qui viennent secourir l'armée britannique pour sauver les siens, l'avenir et la liberté du monde face à ce qui semble être inéluctable avance allemande et l'invasion programmée de la Grande Bretagne. Hymne à la grandeur britannique? Après tout pourquoi pas? Le Royaume Uni a su faire face, on ne peut pas le lui enlever.

"Survivre est une victoire" sur les dieux, sur le destin, sur la barbarie. Alors que les soldats britanniques en rentrant au pays attendent à se faire lyncher par la population, ils sont accueillis en héros. Nous n'avons fait que survivre" dit un soldat. "C'est déjà une grande victoire" lui répond un aveugle tel Tirésias le devin aveugle de Thèbes dont le pouvoir et la cécité résultent de sa rencontre avec les dieux.

Le film se termine par la lecture du fameux discours de Churchill "we shall never surender" (Nous ne nous rendrons jamais"). Monument politique, épique, à la puissance mobilisatrice gigantesque et purement tragique car le Royaume est au bord du gouffre. Que l'Angleterre s'effondre et le monde n'est plus le même. Puissance de l'individu, qui peut renverser le cour de l'histoire et de la destinée, pour lui même et pour les autres. Cette scène, sans grandiloquence particulière, sans effets spéciaux est d'une grande puissance narrative et dramatique. L'héroïsme est ici inséparable de la liberté et forge la grandeur de l'homme et de l'individu. La puissance des dieux peut s'y fracasser s'il est résolu et déterminé. S'il comprend la fragilité qui est la sienne. Rien n'est jamais écrit car nous sommes les acteurs de notre propre histoire.

"Dunkerque" en réalité n'est pas un film de guerre. Ce n'est pas ici un film historique. La guerre est ici le cadre de la réflexion d'un artiste de premier plan et ce film est dans la lignée des œuvres précédentes. C'est probablement même une forme d'aboutissement. C'est une déclaration de foi dans l'homme et dans sa capacité à se dépasser, à s'affranchir et peut-être même à triompher des malédictions qui pèsent sur lui. La guerre, tels les Cavaliers de l'Apocalypse, en est une. Dans ce combat incessant, la part et le choix des hommes seront toujours déterminants.

Claude NICOLET