J'ai souhaité mettre cet article de Jacques Julliard paru dans le "Nouvel Observateur" sur ce site, car à bien des égards je le trouve remarquable. Par son courage et son honnêteté. Il est la preuve que de nombreux débats sont en train de s'ouvrir dans la gauche française. Débats de fond sur l'action et la conception de la politique. Débats philosophiques et idéologiques également. La refondation de la gauche ne pourra dans un premier temps que passer par là. C'est très bon signe.
Beaucoup de mes amis et compagnons du passé ont sursauté quand j’ai proclamé, d’abord dans le Nouvel Obs (27 août 2009), puis dans Libé (18 janvier 2010) la mort de la deuxième gauche. Il y avait dans les articles de François Chérèque et Edmond Maire (11 mars 2010), et puis de Michel Rocard (1er avril 2010) parus ici-même des traces de cette surprise.
Je veux les rassurer d’emblée : je ne renie rien de nos idées et de ce passé commun : au contraire. C’est au nom de ces idées et de ce passé que j’ai écrit les deux articles en question. Raison supplémentaire d’intervenir : la deuxième gauche appartient à l’histoire du Nouvel Observateur depuis les origines.
C’est que, chers camarades, en raison même de ces engagements, nous avons des devoirs particuliers à l’égard de la vérité. Le "parler vrai" n’a jamais été pour nous un supplément d’âme à ajouter à notre pensée. Il était notre pensée elle-même. Nous avons cru, nous croyons toujours qu’il y a une vérité de la politique ; nous croyons non moins fermement qu’il y a une politique de la vérité et que cette politique vaut politiquement mieux que l’autre. Cette formule de Bernanos, que je rhabille à ma manière, serait à mes yeux, s’il en fallait une, la meilleure définition possible de ce que, après Hamon et Rotman , on a appelé dans le domaine syndical et politique, la deuxième gauche.
Je suis à cent lieues de vouloir polémiquer. Ma seule malice, mais elle s’applique à nous tous, sera de me féliciter que mes deux papiers vous aient amenés à reparler d’autogestion, ce qui, on en conviendra, n’était pas arrivé depuis longtemps. Comme si, à l’égard de ce moment fondateur, nous avions tous désormais quelque gêne à y repenser, tels des amants qui ont cessé de s’aimer.
Non, ce manque de lucidité dont je nous accuse, en quoi consiste-t-il ? Cette vérité qui nous fuit ou que nous fuyons, quelle est-elle ? La voici : le primat de la société civile qui a été durant des années notre marque de fabrique et notre mot de ralliement, ne sert plus depuis longtemps à faire avancer nos idées. Il ne sert plus la démocratie ouvrière. Il ne sert plus les idées libertaires et autogestionnaires qui sont les nôtres. C’est un fait que l’on peut regretter : il sert le capitalisme financier pour faire ses affaires ; pour s’exempter de toute responsabilité ; pour échapper à toute contrainte éthique ; à tout impératif d’intérêt général ; à toute mobilisation populaire ; à toute avancée sociale. Voilà à quoi a servi, pour l’essentiel, l’autonomisation de l’économique et du social par rapport au politique. Les socialistes libéraux ont fait, à leurs corps défendant, la courte échelle aux libéraux sociaux. Pendant que nous suivions, le nez en l’air, l’envol majestueux de nos idées, on nous faisait les poches, tout simplement.
J’exagère ? Mais, bon Dieu, regardons un peu autour de nous. Qui donc défend le plus aujourd’hui le primat de notre société civile ? Le mouvement social ? Que non pas ! Le patronat bobo, bien sûr. Depuis Reagan et Thatcher ; depuis le libéralisme à l’américaine, nous aurions dû nous méfier. La privatisation, la déréglementation aurait pu nous servir. Mais nous n’étions pas de force. Elle a servi au patronat. Ensuite, c’est ce capitalisme hors sol qu’est le pouvoir bancaire qui a pris la relève et qui a retourné comme un gant nos idées saint-simoniennes. Plus d’Etat ! Très peu de politique ! Ah, ils l’ont comprise la leçon ; ils l’appliquent à tour de bras ! Sauf lorsque leurs spéculations fantastiques – il y a une part d’imaginaire et de poésie pure dans le bankstérisme moderne – les conduisent au bord du gouffre : là, tout à coup, ils redécouvrent les vertus de l’Etat.
Voulez-vous que je vous dise ? Nous avons péché par orgueil. Nous avons mal mesuré le rapport des forces. En prétendant nous passer au maximum de l’Etat, nous avons présumé des nôtres. Pourquoi donc le mouvement ouvrier et socialiste a-t-il au contraire, majoritairement, compté sur l’Etat et sur la politique depuis le XIXe siècle ? Parce qu’il ne se sentait pas assez fort pour faire ses affaires tout seul. La science politique américaine n’en finit pas de se gausser de cet étatisme de la gauche française, dans lequel elle voit un trait de caractère. Mais non, imbéciles, ce n’est pas un trait de caractère, c’est un état des lieux ! Du fait de la lenteur et de la modestie du développement industriel français, le mouvement social y a toujours opéré en milieu hostile, en tout cas, majoritairement défavorable. La République politique a presque toujours disposé, sous la Troisième, de la majorité ; la République sociale, non. Et l’Etat, qui dans la vulgate marxiste, est l’auxiliaire des forces économiques dominantes, a au contraire servi à compenser le handicap des forces dominées. C’est comme ça. La journée de huit heures, les lois sur les accidents du travail, les retraites ouvrières, les congés payés, la sécurité sociale, rien de tout cela n’aurait été obtenu sans le recours à la loi, c’est-à-dire le coup de pouce du politique. J’entends bien que nous n’avons jamais dit le contraire et que notre critique de l’Etat porte sur sa fonction productrice, non sur sa fonction régulatrice. Mais le capitalisme s’est servi de cette critique de la première pour invalider la seconde. Je le répète ici : après la victoire intellectuelle de nos idées en 1968, nous nous sommes reposés sur nos lauriers et n’avons pas vu venir la contre-attaque : celle du néo-libéralisme, qui s’est installé comme un coucou dans le nid que nous lui avions bâti. La défaite des forces du progrès, à l’échelle internationale depuis une trentaine d’années, fut d’abord une défaite intellectuelle. Sinon, comment comprendre, comment expliquer que l’idée du libéralisme pur, celui d’une société automatique fonctionnant au mieux des intérêts de tous selon la seule règle du marché, cette idée dont on avait cru longtemps qu’elle ne passerait pas le cap des années 1900, se soit retrouvée seule et triomphante sur le champ de bataille à la fin du XXe siècle ? Nous avons négligé de mener sans relâche la critique sociale ; je veux dire l’examen des conséquences sociales de ce retour triomphal des idées libérales du XXe siècle.
Du reste, Michel Rocard tombe d’accord avec moi quand il dénonce à son tour les déréglementations et le retour à une plus grande brutalité sociale du capitalisme ; quand il reconnaît comme une évidence que « la social-démocratie internationale et sa composante française, la deuxième gauche, se sont "largement enlisées" dans la tâche de modernisation économique, dans le cadre, il est vrai, d’un capitalisme beaucoup moins féroce que celui d’aujourd’hui.
Ne chipotons pas trop. Il me semble pourtant que c’est singulièrement appauvrir l’héritage historique et l’ambition intellectuelle de la deuxième gauche que de la réduire à une composante française de la social-démocratie. Cette dernière est aujourd’hui tellement compromise avec l’ordre libéral que sans le retour à une critique sociale radicale et une rupture avec cet ordre, je ne donnerais pas cher de son avenir. De même en ce qui concerne les lois du marché : Rocard n’aime pas la formule : "refus de la soumission aux lois du marché". Je les ai toujours respectées, ces lois, même quand tu dirigeais le PSU, mon cher Michel. Pour autant, je ne voudrais pas que la deuxième gauche, si elle doit revivre, se définisse comme le parti de la soumission aux lois du marché. Il faut les respecter, sans doute, mais pour en corriger les tendances profondes à l’inégalité et à la barbarie sociale que l’on voit triompher aujourd’hui. C’est ainsi que je respecte les lois de la gravitation : pour éviter de me casser la gueule.
En revanche, je suis d’accord avec Rocard pour considérer que la deuxième gauche s’inscrit dans un vaste courant d’opposition à l’économie administrée. Le courant a pris naissance au XIXe siècle, en réaction aux tendances centralisatrices du mouvement socialiste international, représenté notamment par Karl Marx. Il aura toujours quelque chose à voir avec Proudhon, le syndicalisme révolutionnaire, et même Louis Blanc, avant que sa pensée ne soit travestie dans la caricature des Ateliers nationaux de 1848. C’est, d’un bout à l’autre, la volonté de donner aux ouvriers la "science de leur malheur" (Pelloutier) et la maîtrise de leur travail. C’est le contraire du socialisme soviétique, évidemment, mais aussi celui de cette vaste entreprise d’asservissement de l’homme à son gagne-pain, de l’ouvrier à son emploi, du consommateur à son pouvoir d’achat, que l’on appelle, par humour noir, le libéralisme. Chaque fois que j’entends dire que nous vivons dans la meilleure société possible, en tout cas la moins mauvaise que celles que l’humanité a connues, je pense aux caissières de supermarchés : c’est peut-être vrai, mais je n’ai jamais entendu une telle réflexion dans leur bouche : le meilleur des mondes n’est pas le même pour tous ses habitants.
Si je n’ai pas parlé ici de la première gauche, c’est qu’à mes yeux ce mélange de maximalisme théorique et d’opportunisme pratique, cette imposture clientéliste et notabiliaire était morte depuis longtemps.
La deuxième gauche, c’est autre chose. Son grand mérité historique est d’avoir su reconnaître l’adversaire. Hier, le colonialisme ; ce fut là le plus beau et le plus honorable de ses combats. Ou encore la centralisation administrative qui faisait de la France une nation gouvernée en pays conquis. Si j’ai dit que la deuxième gauche était morte, ce n’était donc pas de ses idées et de ses valeurs que je constatais le décès. Mais de cette phase historique révolue où elle a fait, au nom de l’intérêt général, un bout de chemin avec un capitalisme civilisé, lui-même révolu.
Comme Rocard et moi sommes d’accord sur ce point ; qu’il analyse dans les mêmes termes que moi le passage du capitalisme managérial au capitalisme d’actionnaires ; que Jean Daniel de son côté se prononce avec force pour un "réformisme radical", où est le problème ? Il n’y a pas de problème, il n’y a que des questions.
Pour ma part, j’en vois deux. La première porte de nouveau sur l’identification de l’adversaire ; la seconde sur les conséquences pratiques à en tirer. Désormais, presque plus personne n’en doute à gauche : le capitalisme financier est devenu l’énorme Léviathan du monde moderne, qui défie les Etats et les peuples. Déchaîné par l’effondrement du pseudo-système socialiste ; renforcé par la mondialisation, qui lui permet d’enjamber les frontières, il est en train de transformer le monde moderne, qui avait cru naguère accéder à la prospérité et à la sérénité, en un système de concurrence effréné, où la "destruction créatrice" se développe à une telle vitesse qu’elle ébranle toutes les sociétés. Il développe un darwinisme social impitoyable qui multiplie les laissés pour compte, fait exploser les solidarités traditionnelles : entre les in et les out, entre les vainqueurs et les vaincus du système, il n’y a bientôt plus rien de commun. Voilà pourquoi la société est en train d’exploser en une multiplicité de tronçons indépendants les uns des autres. Il y eut une courte période, entre l’effondrement du système communiste et l’affirmation à l’échelle mondiale du capitalisme financier où l’on put croire que la lutte des classes était périmée et l’histoire proche de sa fin… Brève illusion : nous sommes devant un nouveau défi, international ; voilà pourquoi il nous faut nous remettre en question et repartir du nouvel état du monde : celui que les gens ordinaires ont été les premiers à identifier, parce qu’ils ont été les premiers à en être les victimes.
La seconde question porte sur les instruments de lutte. Ce n’est pas parce que cette lutte prend désormais une dimension internationale qu’il faut déserter le terrain national. Pour une raison bien simple. Le retard du mouvement social sur le capitalisme est tel qu’il ne dispose pour le moment d’aucun instrument à l’échelle internationale. J’entends bien qu’il existe des institutions internationales, l’Onu, le FMI, l’OMC, le G20, à l’intérieur desquelles il faut mener la lutte et sur lesquelles il faut faire pression.
Mais ne soyons pas naïfs. Ne tombons pas, de grâce, dans le bigotisme institutionnel qui prétend faire faire à la gauche l’économie d’une mobilisation de masse. Voyez d’ailleurs ce qui s’est passé quand les puissants de la planète ont prétendu, avec une ardeur variable, imposer une réglementation à la finance internationale. Echec presque total ! Dans ce domaine, Barack Obama est moins puissant que Goldman Sachs. Voilà pourquoi les forces démocratiques de gauche n’apportent qu’une plus-value, mais elle est de taille, à la contestation du désordre établi dans lequel nous vivons : le poids de l’opinion internationale et de la mobilisation populaire ; voilà pourquoi aussi elles doivent aller à la bataille unies. A chaque élection, les citoyens le martèlent, car ils l’ont compris. L’anticapitalisme radical, mais homéopathique, à la Besancenot, n’est pas un outil de lutte mais une entrave. Ce n’est pas de prototypes que nous avons besoin, c’est d’instruments puissants.
Alors, première ou deuxième gauche, ce n’est plus aujourd’hui le problème. Réformisme ou révolution, c’est aussi une problématique d’un autre temps. Comme chaque fois qu’une nouvelle période s’ouvre, nos valeurs nous servent, mais nos préjugés nous desservent. Il arrive même que notre expérience nous paralyse. Une fois de plus, c’est l’événement qui sera notre maître intérieur.
par Jacques Julliard