"Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge" a écrit Albert Camus (1). C'est bien d'un objet philosophique dont il s'agit. Un objet à soumettre à l'analyse critique pour tenter d'en comprendre la représentation et le sens dont il est éventuellement porteur.
Quel est cet objet? La visite ce mercredi 25 janvier de Madame Paméla Anderson aux migrants du camp de la Linière à Grande-Synthe (Nors) ainsi qu'à Calais. Paméla Anderson n'est pas n'importe qui. Elle est la représentation d'une certaine marche du monde. Dans un certain sens, elle est même une icône du monde d'aujourd'hui. Une certaine idée du corps, l'incarnation d'un modèle dominant auquel elle appartient totalement. Américaine, actrice, productrice, "people", l'image est son domaine. Elle est autant une image que l'image lui est nécessaire. Artiste mondiale et mondialisée, actrice, produit de la globalisation financière. Elle n'est pas journaliste, elle ne transmet pas une information.
Elle se déplace en talons aiguilles, fait quelques emplettes dans un supermarché proche afin de procéder à la distribution de quelques fruits, albums de coloriage et autres couvertures. Rien de bien choquant, au contraire. Et à la limite pourquoi pas. La compassion pour la souffrance de nos semblables est un sentiment qui honnore et grandit l'humanité.
Mais le photographe personnel est là. La machine se met en route. La machine médiatique, celle qui se nourrit et qui transforme. Ue rapide enquête sur internet montre l'impact instantané de son déplacement. Elle met en lumière parce que cette lumière lui est nécessaire. Il n'y a pas de prise de conscience derrière cela mais plutôt une prise électrique pour faire fonctionner la machine. La question que pose cette visite (au demeurant légitime en tant que telle), est selon moi la suivante: est-il encore possible de penser politiquement le monde?
Madame Anderson y répond en partie. "Le problème n'est pas politique, il est humanitaire." Dans ces conséquences probablement, je ne le réfute pas et la puissance publique (Etats et collectivités locales font tout leur devoir pour tenter d'adoucir la situation des migrants et de trouver des solutions à leurs situations). Mais refuser de l'aborder politiquement dans son origine, c'est refuser de l'aborder dans ses fondements et sa réalité. Cette transformation est en partie le résultat de ce moralisme permanent dans lequel nous baignons depuis des années et qui nous interdit de réfléchir de manière sérieuse aux problèmes du monde. Il y a le bien et le mal, le méchant et le gentil, le bon et le mauvais. La moindre tentative de remise en cause de cette approche, de cet "objet" et vous voilà accusé de faire le jeu des populistes, de l'extrême droite. Une telle cécité, venant souvent de ceux qui se disent "progressistes" est par moment désespérante.
La synthèse qui s'opèrent entre le capitalisme mondialisé via certaines multinationaleset le monde du "people", d'une certaine "jet set", de l'entertainment (comme on dit en bon français), avec une certaine presse et le monde du spectacle a pour résultat de nous enfermer dans la caverne de Platon si bien décrite dans le livre VII de la République. Nous liens deviennent d'autant plus puissants qu'ils nous sont devenus invisibles. Phénomène remarquablement bien décrit par Les Wachowski dans le fameux film Matrix (2).
Dans le même temps, celles et ceux qui restent peu ou prou attachés à une analyse politique du monde, qui comprennent qu'il est régit par des rapports de forces impitoyables et qui considèrent que la question sociale (en d'autres temps on disait la lutte des classes) constituent le réalité du monde dans lequel nous vivons, sont systématiquement marginalisés, déconsidérés et se sentent abandonnés au profit d'une virtualité à laquelle ils n'ont pas accès et à laquelle ils ne sont pas intégrés et surtout pas conviés mais qui se donne en spectacle. Car cette virtualité a un coût économique et social gigantesque. La possiblilité pour une extrême minorité de privilégiés mondialisés de vivre "hors sol", se payent au prix fort pour le reste de la population. Accumulations indécentes des richesses entre les mains de quelques uns, angoisse généralisée du lendemain pour les autres.
La crise migratoire est un problème fondamentalement politique. Le developpement de l'Afrique est un problème fondamentalement politique. Les frontières de l'Europe est un problème fondamentalement politique. Les délocalisations, la désindustrialisation sont des problèmes fondamentalement politiques.
Or madame Anderson illustre cette volonté (peut-être à son corps défendant mais ce n'est pas le problème) d'un système global dont l'objet vise à nous rendre aveugles et à nous soumettre à un ordre (appelons ça l'ordo-libéralisme) qui va à l'encontre de la marche de notre histoire et de la promesse républicaine d'émancipation, d'égalié et de progrès social qui fait la France pour ne parler que d'elle.
Là aussi se situe une partie du "Malheur français" que décrit Marcel Gauchet (3). Dans cette situation, une bonne partie de nos concitoyens se sent abandonnée. D'autant plus quand le système dominant vient se pencher, le temps d'un instant sur plus misérables qu'eux, mais dont le sentiment est qu'ils sont l'objet de toutes les attentions. Tandis qu'eux, peuvent perdre leur travail, leur revenu, leur situation, leur maison, leur famille, parfois leur vie...la lumière venant d'en haut ne se penchent pas sur leur sort. Nulle concurrence des misères là-dedans, mais un sentiment profond d'abandon, de mépris qui nourrit désormais un désir profond de "renverser la table."
Il faut aujourd'hui faire le constat qu'aborder ce type de sujet dans notre pays est très risqué. La "bien pensance" vous tombe dessus à bras raccourcis. Convocation immédiate au tribunal de l'opinion. Vous "faites le jeu du Front national", la sentance tombe, imparable. Il faut se justifier, faire amende honorable. Mais nos concitoyens ne supportent plus cela. Ils n'en veulent plus, ils sont exaspérés!
Parce qu'au fond d'eux mêmes, produit de notre histoire, ils savent que si la politique disparait pour faire place à la charité globalo-financiaro-humanitaro-spectaculaire, nous sommes morts. Le système ne veut pas de politique, il ne veut pas de Nations. Il veut le libre échange et le spectacle pour mieux masquer la barbarie qu'il engendre et interdire de préparer un autre avenir que celui de l'argent.
Claude NICOLET
Secrétaire général adjoint de République moderne
(1)« Sur une philosophie de l’expression », compte rendu de l’ouvrage de Brice Parain, Recherches sur la nature et la fonction du langage, éd. Gallimard, in Poésie 44, Albert Camus
(2) Matrix est un film australo-américain de science-fiction, un « cyberfilm», réalisé par Les Wachowski et sorti en 1999.
(3) Comprendre le malheur français. Marcel Gauchet avec Eric Conan et François Azouvi. Chez Stock