Ma tribune publiée dans Marianne le 1er décembre 2020
Trente-sept ans après 1983, trente ans après Maastricht, quinze après le TCE, dix-huit après le 21 avril 2002, il convient de recoudre la Nation, la République et la France avant 2022. Notre fil pour cicatriser ne peut être que la citoyenneté.
Dans à peine 18 mois, il y aura vingt ans déjà que Jean-Marie le Pen accédait au second tour de l’élection présidentielle. La crise profonde de la vie politique française éclatait au grand jour et ne cesserait depuis, d’illustrer chaque jour davantage « le malheur français » pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet.
Le 21 avril 2002 ne doit rien au hasard et les tentatives d’en faire porter la responsabilité à Jean-Pierre Chevènement ne furent que de misérables échappatoires visant à établir la réalité des responsabilités qui avaient permis cet effondrement. Jacques Chirac n’a pas voulu ou n’a pas pu à l’époque constituer un gouvernement de Salut public qui, prenant la mesure de la crise politique, morale et culturelle dans laquelle nous étions, aurait peut-être été en mesure de tracer une perspective pour notre pays. C’était probablement remettre en cause beaucoup trop d’intérêts coalisés qui n’étaient certainement pas prêt à faire le sacrifice de leurs rentes diverses et variées sur l’autel de l’intérêt supérieur de la Nation. La stupeur, voire même la peur face à l’inattendu et à ce qui paraissait inconcevable, à savoir le Pen président, eut pour effet de tétaniser l’électorat face à ce qui pouvait apparaître, de façon bien commode, comme un « accident ». Mais ce n’en était pas un.
"Le réel c'est quand on se cogne"
Le 29 mai 2005, les Français disaient NON à 55% contre le Traité de constitution européenne (TCE), plongeant à nouveau les mêmes qu’en 2002 dans l’effarement et la colère contre un peuple qui décidemment refusait de rendre les armes et entendait bien se servir (encore) de son bulletin de vote pour tenter de changer le cours des choses. Qu’à cela ne tienne, l’UMP et le PS feraient cause commune pour défaire ce que le peuple avait fait en faisant voter par le Parlement le traité de Lisbonne en 2008, copie conforme du TCE.
Nicolas Sarkozy succède à Jacques Chirac, puis c’est le tour de François Hollande (2012), tous deux promettant de « renégocier les traités européens » qu’ils venaient d’imposer aux Français. Règle d’or, TSCG, réforme du code du travail, des retraites…tout cela à la demande de Bruxelles qui impose sa loi d’airain. Emmanuel Macron surgit, incarnant la coalition du bloc élitaire parfaitement décrit par Jérôme Sainte-Marie, mais en dénonçant le « système politique de l’ancien monde » qui selon lui entrave la France depuis trop longtemps. Il était « et de droite et de gauche » quand en 2002 Chevènement disait « qu’au-dessus de la droite et au-dessus de la gauche, il y a la République ». La violence de la réalité à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés nous rappelle que l’histoire est tragique. Jacques Lacan nous avait enseigné que « le réel c’est quand on se cogne ». Force est de constater que le retour du réel se fait brutalement et qu’il nous saute à la figure en permanence. Il invalide la formule macronienne de 2017 pour valider celle de Chevènement de 2002. La ligne de partage c'est désormais l'idée même de la République ainsi que la question nationale; donc de l'excercice de la souveraineté qui est désormais au coeur du débat. Elle entraîne mécaniquement avec elle, celle de la question sociale. Les gilets jaunes continuent de nous interroger.
Trente ans de dégâts
Comment comprendre autrement à ce qui ressemble à un début d’auto-critique lorsqu’on lit sous la plume de Cambadélis que la gauche en est là où elle en est parce que « depuis trente ans elle a abandonné les valeurs de la République » ? Ou encore entendre Anne Hidalgo s’interroger -à juste titre- sur « la nature de la relation d’EELV avec la République » ? Ou d’Olivier Faure nous affirmer que « la laïcité fait partie de l’ADN de la gauche »... Tous trois ont raison et ces mots sont salutaires, il faut encourager à cette prise de conscience.
Mais en trente ans que de dégâts qui ne se répareront pas comme ça. Les électeurs sont partis voir ailleurs. Notre industrie se meurt, les enseignants n’en peuvent plus, les services publics sont vendus à la découpe et livrés à la concurrence libre et non faussée voulue par l’Union européenne que beaucoup, qui en constatent les dégâts, ont bien souvent contribués à mettre en place.
Quant à la droite le constat est lui aussi difficile, s’éloignant de la nation, refusant la vision prophétique de Philippe Séguin, tournant le dos à l’héritage du général de Gaulle et de sa conscience aiguë de la question sociale, elle s’est enfermée dans des postures morales et conservatrices, également prise au piège de ses choix européens, néolibéraux et parfois même néoconservateurs, ce que Jacques Chirac avait su en partie éviter.
Crise économique et sanitaire mais aussi culturelle, identitaire, existentielle
Mais si la droite et la gauche existent encore, sont-elles désormais suffisantes, dans l’état où elles en sont réduites pour expliquer le monde, offrir une grille de lecture et une perspective politique ? Et surtout pour recoudre la tunique qui devrait être sans couture de la Nation, mais qui est aujourd’hui profondément déchirée ?
Le pays, gouverné par des normes imposées de l’extérieur se défait. Cette crise est aujourd’hui majeure, elle fractionne son imaginaire pour reprendre la formule de Stéphane Rozès. Elle n’est pas seulement économique, sociale et sanitaire, elle est aujourd’hui culturelle, identitaire, existentielle.
Si la question européenne traverse dès son origine la droite et la gauche, il est incontestable que la campagne de Maastricht en a marqué une nouvelle étape et il faut aujourd’hui tenter d’en mesure les conséquences.
Crise de la transmission
Trente ans après le référendum de Maastricht, le pays se disloque sous nos yeux. L’emprise néolibérale et techno-administrative sur le destin des Français a produit des ravages obligeant le pouvoir à un contrôle social de plus en plus prégnant sur l’ensemble de la population, au fur et à mesure que se défont les solidarités consubstantielles à l’intérêt général et aux biens communs.
Sur cet affaiblissement de la Nation et de son corpus républicain, se sont engouffrés tous les entrepreneurs identitaires et ethno religieux qui voient dans la République, également un ennemi à abattre. Ils veulent faire disparaître le Citoyen soit pour le transformer en consommateur, soit pour qu’il ne soit plus qu’un croyant. Dans les deux cas il faut que disparaissent le citoyen éclairé. Il faut l’abattre.
Cette crise est donc aussi celle de la transmission. Le citoyen est d’abord l’expression d’une volonté politique et philosophique. Mais il est aussi le fruit d'un héritage. Ce qui se joue désormais c’est aussi cela. C'est-à-dire l’idée même de République, l’idée même de démocratie, l’idée même de liberté. Ce nouveau clivage, traverse-lui aussi toute la société, toutes les sensibilités, tous les organisations politiques.
Sensation de mépris et d'arrogance
Toutes les études, toutes les enquêtes d’opinion, tous les sondages montrent jour après jour à quel point notre société est fragile, combien les Français depuis maintenant plus de deux ans à 65% ne se sentent plus tout à fait chez eux en France, à quel point ils ont le sentiment que leur destin leur échappent, à quel point ils souhaitent remettre « le » politique au poste de commande, à quel point ils ne supportent plus « la bien-pensance » et cette sensation de mépris, voire d’arrogance que toute une partie des « élites » censées être à leur service, n’est là que pour son propre intérêt.
Trente ans, voire quarante ans de remise en cause de ce que nous sommes fondamentalement ne peuvent rester sans conséquences. Abandonner la République à laisser prospérer ses pires ennemis. Ceux qui tiraient la sonnette d’alarme, notamment dans l’Education nationale n’étaient que d’affreux racistes, refusant le droit à la différence, misérable prétexte pour mieux cacher le renoncement à l’exigence républicaine et se soumettre aux nouvelles injonctions de la pensée dominante.
Recoudre la nation
Trente ou quarante ans plus tard, les formations politiques qui furent les véhicules de ces idées, survivent et semblent s’éteindre, s’éloignant inexorablement de leurs gloires et de leurs lumières passées. Qui pense encore au grand Jaurès quand on évoque le PS aujourd’hui ? Qui pense encore à de Gaulle quand on évoque les Républicains ? Et pourtant, les Français eux, s’en souviennent. Ils n’oublient probablement pas qu’ils appartiennent à ce qu’on appelait la Grande nation et qu’ils eurent à leur tête, parfois des géants. Ils veulent s’en souvenir et “qu’ici on s’honore du titre de citoyen” devenu souverain contre tous les ci-devant.
Les peuples n’ont pas la mémoire courte et ils veulent des dirigeants qui s’en souviennent et qui incarnent cette volonté d’être au monde. Napoléon l’avait parfaitement compris : « Je ne tiens pas la couronne de mes pères mais de la volonté de la nation qui me l’a donnée. »
Trente-sept ans après 1983, trente ans après Maastricht, quinze après le TCE, dix-huit après le 21 avril 2002, il convient de recoudre la Nation, la République et la France. Notre fil pour cicatriser ne peut être que la citoyenneté s’appuyant sur la souveraineté afin de reprendre la main sur le cours de notre destin. Ces idées sont largement dominantes dans l’opinion publique. Si je suis de ceux qui pensent qu’en 2002 nous avions le programme et l’homme, nous n’étions pas hégémoniques culturellement et la bataille des idées n’était pas gagnée. Vingt ans plus tard c’est l’inverse. Nous sommes majoritaires dans l’opinion mais il nous faut tracer la perspective et construire l’offre politique avec celui ou celle qui sera en capacité de l’incarner. Aujourd’hui tout est là, tout dépend de cela. C’est ce à quoi il faut s’employer afin de faire œuvre utile pour notre pays.