À quoi sert encore la gauche ? Question redoutable dans la mesure où l'histoire de la gauche se confond avec celle de la République. La gauche en fut un élément essentiel et contribua puissamment à l'adhésion des « masses » en articulant la question sociale à la question nationale et en faisant de la citoyenneté le creuset du patriotisme républicain basé sur l'égalité, la justice et l'amour de la patrie. L'héritage de Jean Jaurès qui voulait procéder « aux noces de la Nation et de la classe ouvrière » est à ce titre l'un des plus précieux qui soit.
En faisant quitter au mouvement ouvrier les rives du fleuve du Grand Soir et de la révolution prolétarienne pour rejoindre celles de la démocratie, Jaurès créait une dynamique dont la puissance visionnaire, malgré le congrès de Tour, marquait notre histoire pour plus d'un siècle.
Nous connaissons tous cette citation, prononcée lors de son discours à la jeunesse en 1903 : « Le courage, c'est d'aimer la vie et de regarder la mort d'un regard tranquille ; c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel ; c'est d'agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l'univers profond, ni s'il lui réserve une récompense. » La réalité est là, elle existe et doit être prise en cause et c'est elle qu'il nous faut travailler, tel le sculpteur en prise avec la matière.
L'idéal républicain
Cet idéal républicain et citoyen est incontestablement l'un des éléments qui permirent à la France de « tenir » lors de la Première Guerre mondiale alors que Jaurès tenta de l'empêcher, non par pacifisme béat mais parce qu'il mesurait parfaitement le carnage que serait une guerre industrielle dont personne ne pouvait prédire ce qui en sortirait si ce n'est une humanité meurtrie.
Mais c'est également ce qui a permis à d'autres franges du pays, notamment les catholiques, de « rejoindre » la République, et ce qui devint notre « consensus historique » et donna à la France ce modèle si particulier d'organisation politique et sociale. Car loin d'être un régime « fourre-tout » dans lequel on vient comme on est, la République française se veut au contraire un régime de volonté et de puissance qui a vocation à s'adresser à l'humanité tout entière au nom même de son idée de l'Homme. Arrogance ? Non, siècle des Lumières et Révolution française.
Elle porte en elle cette forme de synthèse entre l'héritage monarchique et la perspective républicaine affirmant que, bien évidemment, la France n'avait pas commencé en 1789, mais que les Français à cette date renversèrent l'ordre du monde en faisant descendre du Ciel la légitimité du pouvoir pour affirmer que c'était sur Terre qu'elle se définissait. De ce moment, plus rien n'était comme avant. Puis, en 1905, César reprenait définitivement ce qu'il estimait lui appartenir, laissant à Dieu le reste de l'Univers, ce qui est bien assez… Et que l'organisation des Hommes ne relevait désormais que de la seule humanité. Ce qui, là aussi, est bien assez.
De Gaulle, dans un moment terrible, en fut l'incarnation. Non seulement parce qu'il avait une compréhension charnelle de la France, mais il en avait également une connaissance intime de son histoire, de sa littérature, de son théâtre, de sa poésie, donc de son imaginaire.
Des espoirs démocratiques qui s'éloignent
Aujourd'hui, ce pilier n'est plus. Il s'est effondré. La perspective démocratique est profondément altérée et les fondamentaux de ce que fut cet héritage sont aujourd'hui battus en brèche. La disparition de ce qu'on pourrait appeler la gauche démocratique et d'une certaine droite en est l'illustration.
Il n'est pas impossible que nous assistions à ce titre à un tournant historique, déterminant pour notre avenir. La « gauche » ou une partie d'elle, sous l'influence de LFI et de Jean-Luc Mélenchon, participe activement à un renversement de paradigme qui concerne la nature même de notre organisation politique et sociale.
La question sociale et la question nationale
L'opération en cours vise ni plus ni moins qu'à briser l'articulation entre la question sociale et la question nationale. Pour ce faire, il convient de mettre à bas l'imaginaire français incompatible avec la notion de créolisation qui porte en elle la fabrication de l'ethnicisation de la question sociale et politique.
La volonté acharnée de LFI et de Jean-Luc Mélenchon de faire des « musulmans » une catégorie politique en tant que telle illustre cette perspective et cette orientation stratégique qui sous-entend une remise en cause fondamentale de notre pacte républicain et l'idée que nous nous faisons de la citoyenneté.
Évidemment, dans ce cadre, la laïcité telle que nous la comprenons n'a plus sa place et les alliances les plus douteuses peuvent non seulement s'opérer, mais participent de cette nouvelle vision du monde et de son organisation. Les Frères musulmans ont de beaux jours devant eux. De tout cela, Ruth Elkrief vient d'en faire les frais après son entretien avec Emmanuel Bompard. Le véritable chef de LFI a continué de faire avancer ses pions en exécutant en place de Grève numérique la journaliste de LCI. Les noms d'oiseaux fusèrent immédiatement : « fanatique », « manipulatrice », « mépris des musulmans »… Elle ne s'y est d'ailleurs pas trompée en répondant que seule notre commune citoyenneté nous définissait au sein de la République. En réalité, deux mondes, deux visions, deux projets s'affrontent.
Cette violence ne doit évidemment rien au hasard mais tout à la stratégie. Souvenons-nous des émeutes en juillet dernier qui ne furent pas condamnées et qualifiées de « révoltes », que « la police tue », l'hystérisation des débats, la défense de l'abaya par les députés LFI à l'Assemblée nationale, le refus de dire du Hamas qu'il est terroriste… La liste est tellement longue.
Le nouveau défi républicain
Les républicains sont donc confrontés à ce nouveau défi. Il est majeur. Pris en tenaille par le piège éthnico-identitaire, lourd de menace qui pèse sur nous. La réponse passera par des remises en cause essentielles. Elle concerne les questions qui touchent à l'idée que nous nous faisons de la citoyenneté, de l'idée de ce qu'est la nation, notre souveraineté, l'égalité, l'universalisme, l'amour de la France, la justice, notre relation à la construction européenne…
Chantier immense mais aujourd'hui indispensable et qui ne peut pas se satisfaire des médiocres querelles auxquelles nous ne cessons d'assister, qui nous abaissent et nous avilissent, alors que nos concitoyens veulent une chose, la reprise en main de notre destin.